- OE K.
- OE K.Les nombreuses œuvres romanesques et les essais critiques d’Oe Kenzabur 拏 constituent une part essentielle de la littérature japonaise d’aujourd’hui. Contrairement à certaines valeurs éthiques, esthétiques et littéraires, présentées en France comme de constantes caractéristiques de la culture japonaise – renoncement à la vie, sensibilité aiguë devant la nature éphémère des choses, goût de perfection dans les détails –, Oe Kenzabur 拏 met l’accent, dans ses œuvres souvent violentes et même subversives, sur l’attachement à la vie, la volonté de durer et la recherche tenace d’une vision totale de l’univers. Il retrouve et amplifie un autre courant de la tradition japonaise enracinée dans la vitalité intarissable du peuple, qui s’exprime à travers le rire mêlé de larmes, la colère doublée de douceur, la détresse accompagnée d’espoir.Oe Kenzabur 拏 est né en 1935 dans un petit village de l’île de Shikoku. Il passa son enfance dans ce cadre rural, où les hommes vivaient en contact intime avec la nature. Le Japon cependant était en guerre et l’on enseignait aux écoliers la loyauté absolue vis-à-vis de l’Empereur. Oe Kenzabur 拏 – qui, tout jeune, perdit son père – avait dix ans quand le Japon accepta la reddition inconditionnelle. Deux idées fondamentales de la Constitution (1947) formeront dès lors la conviction politique du futur écrivain: la souveraineté accordée au peuple et l’abandon de toute force militaire. Mais la démocratisation du Japon fut vite freinée: à partir de la guerre de Corée, le gouvernement japonais, étroitement lié aux États-Unis par un pacte militaire, commença à reconstruire une armée. Oe Kenzabur 拏 ressentit avec acuité les bouleversements politiques, sociaux et moraux qui ne cessèrent de secouer son pays en convalescence. Il combattra plus tard pour la cause de la vraie démocratie.En 1954, il entre à l’université de T 拏ky 拏. Il s’intéresse à la littérature française, en particulier à Jean-Paul Sartre, mais il est surtout attiré par Watanabe Kazuo (1901-1975), grand spécialiste de la littérature de la Renaissance, entre autres de Rabelais: universitaire et essayiste, Watanabe Kazuo a transmis à ses compatriotes l’esprit des humanistes français, et sa puissante personnalité a profondément marqué ses disciples.La carrière de romancier de Oe Kenzabur 拏 commence en 1957 avec son Kimy 拏 na shigoto (Un drôle de travail ); elle s’affirme en 1958 avec Shiiku (Élevage ) qui lui permet d’obtenir le prix Akutagawa, consécration des écrivains japonais. La force productive du jeune Oe est éblouissante: en deux ans il publie dix-sept œuvres dont la plupart sont des nouvelles. Ces ouvrages ont été accueillis avec enthousiasme par le public qui a vu dans leur auteur le porte-parole de la nouvelle génération d’après guerre. Trois thèmes principaux s’en détachent: d’abord l’état d’esprit des jeunes Japonais, enfermés par un «mur informe mais persistant», las et presque désespérés. Kimy 拏 na shigoto et Shisha no ogori (1957, Orgueil des morts ) en sont de fortes illustrations. Ensuite les rapports de tension qui se produisent entre les étrangers dominants, les Japonais humiliés – victimes et observateurs qui, souvent, s’opposent les uns aux autres – et les intermédiaires: prostituées, interprètes, etc.; tout cela – dont Ningen no hitsuji (1958, Hommes devenus moutons ) nous donne un bon exemple – reflète fidèlement la situation du Japon sous l’occupation. Enfin l’évocation du monde des enfants qui savent vivre en liberté, liberté vite détruite par l’intervention des adultes: ainsi, dans Shiiku , un lien se crée spontanément entre les enfants du village et le prisonnier noir, mais ce lien sera brutalement rompu par les adultes soumis aux institutions. L’abondance des images sensorielles et sexuelles souvent très crues et le lyrisme jaillissant de ses phrases tortueuses constituent la couleur personnelle de l’auteur.Dans les années qui suivirent, Oe Kenzabur 拏 ne cessa de publier des nouvelles, des romans, des scénarios et de nombreux articles concernant des problèmes actuels. Le thème central de ces œuvres est l’atonie de la jeunesse japonaise, impuissante à se convaincre de sa raison d’être. Le héros de Warera no jidai (1959, Notre époque ) dit à la fin du roman: «Le seul acte possible pour moi est de me tuer»; n’ayant pas suffisamment de courage pour le mettre à exécution, il continue néanmoins à vivre en sursis. Deux solutions désespérées résultent de cet état amorphe et corrosif: le terrorisme suicidaire et le sexe. Dans Sebunt 稜n (1961, Seventeen ), Oe Kenzabur 拏 reconstitue admirablement le mécanisme psychologique d’un jeune terroriste d’extrême droite qui avait assassiné en 1960 Asanuma Inejir 拏, président du Parti socialiste japonais, et s’était donné la mort dans sa prison. Dans Seiteki ningen (1963, Homo sexualis ) nous trouvons le cas extrême d’un homme qui se livre délibérément à la perversion sexuelle pour échapper au sentiment de vide.En 1963, Oe Kenzabur 拏, aux prises avec un drame personnel, est placé devant un dilemme: tuer ou ne pas tuer. Le résultat de ses réflexions est livré dans deux œuvres publiées l’année suivante: le héros de Sora no kaibutsu agui (Agwii, le monstre des nuages ) se détruit, tourmenté par des hallucinations, après avoir supprimé son bébé atteint d’une malformation cérébrale. Au contraire, dans Kojinteki na taiken (1964, Une histoire vécue ), le héros décide, après une longue hésitation, de vivre avec son enfant, handicapé mental. En acceptant de vivre dans cette dure réalité, il souligne à la fin du roman l’importance de la «patience» que guide l’espoir. Depuis lors, Oe Kenzabur 拏 a construit plusieurs grands romans dans lesquels, malgré leur apparence violente, les images insolites et le ton excentrique, se révèle une sincère recherche du salut; et cette approche du salut passe par la présence de l’enfant. La communion qui se crée entre le père et le fils croît d’une œuvre à l’autre. Man’en gannen no futtob 拏ru (1967, Football en l’An I de l’ère Man’en ), Warera no ky 拏ki wo ikinobiru michi wo oshieyo (1969, Dites-nous comment survivre à notre folie ), K 拏zui wa waga tamashii ni oyobite (1973, Les Eaux me sont entrées jusqu’à l’âme ) et Pinchi-ran’n ch 拏sho (1976, Procès-verbal des «pinch-runners» ) sont des variations de plus en plus appuyées sur le thème père-fils. Et dans chaque œuvre ce couple formé du père et du fils est mêlé à une situation dramatique: la révolte des jeunes d’aujourd’hui superposée à la révolte paysanne d’il y a un siècle, la lutte acharnée et absurde dans un univers cauchemardesque menacé par la guerre nucléaire, le déchirement meurtrier et stupide entre les gauchistes, etc.Roman paru en 1979, D 拏jidai g 勒mu (Jeux synchroniques des époques ) confirme la dimension peu commune de cet écrivain. À travers le narrateur qui essaie de reconstituer une vision totale d’un «village-État-univers» indépendant qui aurait existé dans un Japon mythique, Oe Kenzabur 拏 expose sa conception globale de la civilisation en même temps que ses réflexions sur l’acte même d’écrire. Le temps mythologique, le temps de la transmission orale, le temps historique, le temps des géants mythiques et celui de l’armée de l’Empire japonais... tout est là en fusion dans une imagination créatrice digne de celle de Rabelais.Outre ces œuvres romanesques, Oe Kenzabur 拏 a écrit de nombreux essais pénétrants sur les problèmes actuels, principalement Hiroshima n 拏to (1965, Notes sur Hiroshima ) et Okinawa n 拏to (1970, Notes sur Okinawa ) qui témoignent des réflexions sincères et sans complaisance d’un humaniste. À travers son écriture et son action, Oe Kenzabur 拏 s’est toujours placé du côté de ceux qu’opprime la folie humaine ou qu’a frappés l’absurdité du sort.
Encyclopédie Universelle. 2012.